Par Jean Quatremer et Florence AUBENAS — 14 avril 1997 à 00:57
Comme tous les vendredis, il y avait un conseil des ministres le matin, des dossiers à régler et le soir, un dîner officiel. «Je me souviens que Henry Kissinger était à ma droite. Je suis rentré chez moi plutôt tard et j'ai tout de suite senti que quelque chose d'inhabituel était en train de se passer». C'est ainsi, en écoutant son répondeur saturé de messages, qu'Elio Di Rupo, vice-premier ministre socialiste belge, a appris en pleine nuit qu'un journal publierait le lendemain un témoignage l'accusant de pédophilie. «Ce sont des moments où on pourrait sombrer corps et âme. On se dit que plus rien ne peut arrêter la mécanique». Nous étions le 15 novembre 1996.
Quatre mois plus tard, le témoin s'est révélé un mystificateur, la justice a blanchi le ministre et Elio Di Rupo est calé derrière son bureau officiel, entre une chaine stéréo, un ordinateur et une assiette de brocoli nature. «Maintenant, on est bien forcé de vivre avec tout ce qui s'est dit».
Devant sa résidence personnelle, une belle maison ancienne près de la grand place de Mons qu'il n'a toujours pas finie de retaper, les horaires de ses permanences municipales sont encore vissés sur la porte. «C'était au début des années 80, il se lançait en politique. Il recevait les gens chez lui, et à cette époque, cela ne se faisait pas du tout, raconte un sénateur de son bord. N'importe qui était reçu des heures entières s'il le voulait. Je peux vous dire que son vestibule ne désemplissait pas».
Au milieu du parterre politique belge, sévère échafaudage de costume trois-pièces et de double menton, on apprend vite à le distinguer: c'est le seul à sourire. Et joyeusement. Les urnes lui sont bientôt si bénéfiques que les socialistes le surnomment «la machine à voix».
En 1989, Guy Spitaels, l'un des barons du PS, lui entrouvre la liste des européennes. Déjà député belge, Di Rupo l'optimiste s'en émeut encore: «Je me souviens, j'étais sous la douche. C'était la première fois que j'avais au téléphone quelqu'un de si important dans le parti». Cadeau mesuré pourtant: on lui offre la sixième position alors que le PS n'espère que 5 élus. Conformément aux prévisions, il est premier recalé. Mais la «machine à voix» est lancée. Il réalise un beau score sur son nom et finalement, gagne son fauteuil à Strasbourg à la faveur d'un désistement opportun.
A la fin des années 80, lorsque les affaires politico-financières font vaciller les partis, notamment francophones, Di Rupo est l'un des seuls parmi les responsables au sein des états-majors à avoir des mains propres. Et à impressionner la majorité flamande et conservatrice.
A 42 ans tout juste, il est nommé vice-ministre, le poste le plus haut auquel un francophone puisse prétendre. (En Belgique, la charge de Premier ministre revient toujours à un flamand, en raison du poids de la communauté néerlandophone). Enjoué, Di Rupo parle des loisirs qu'il n'a plus. Scrute, ravi et anxieux, sa silhouette de jeune homme. Soupire: «Je voudrais avoir le temps de faire de la gymnastique tous les deux jours». Reprend du thé. Pas de sucre, non, merci.
Longtemps, ses électeurs et les autres lui ont volontiers prêté quelque origine prestigieuse dans une grande famille italienne. Effet de la particule, ce Di séparé du Rupo. De sa prestance, aussi. Et puis ces noeuds papillon, qu'il porte comme un drapeau de toutes les couleurs. «Un noeud papillon, ça évoque un battement d'aile qui peut créer un séisme sur un autre continent. Il symbolise les équilibres instables». On ne pense à lui demander des détails généalogiques que lorsqu'il arrive à la tête de l'état. Stupeur. Si la famille Di Rupo descend de quelque part, c'est des trains d'immigrés italiens, partis dans l'après-guerre vers l'industrielle wallone. Passons sur la mort du père, qui laisse sept enfants à sa femme. Le dimanche, tout le monde va voir à l'orphelinat les deux petits que la misère a fait placer. Dans le salon de sa grande maison de Mons, le ministre n'a épinglé au mur qu'une seule photo de famille. Un portrait de cette mère, qui ne sut jamais lire ni écrire. «Pas plus que je ne me suis caché de mes origines, je n'avais pas de raison non plus d'en faire un fond de commerce», commente di Rupo, avec son grand sourire.
Dans ce pays aux mots comptés, où un hochement de tête passe pour du bavardage, cette pudeur augmente son aura. Pour le fils d'ouvrier italien, la vraie intégration au modèle belge est là: Savoir ce qui se dit et savoir ce qui se tait. Il ne parle même pas d'un de ces gestes qui ont le plus marqué ses pairs: pour ne pas avoir à s'adresser à un ministre italien néo-fasciste, il quitte la table du Conseil des ministres européen.
L'affaire Dutroux, du nom de l'homme arrêté l'été dernier pour l'assassinat de quatre fillettes bouleverse la donne. Emporté par la peine et la colère, le pays passe sans transition de son grand silence à un immense déballage. En librairie, «les égouts du royaume», ouvrage on ne peut mieux baptisé, se place en tête des best seller. Dans une atmosphère de lynchage, les dénonciations pleuvent. Qu'importe si elles se révèlent vraies ou fausses. L'important, c'est de balancer. Pour le vice-premier ministre, le pays qui l'a chéri va soudain se transformer en piège.
Elio Di Rupo prend sa respiration. «On m'a accusé d'être pédophile». Il inspire encore une fois. «Evidemment, c'est à cause de ma vie privée.» . Troisième soupir. «Vous savez, ce n'est pas facile. Disons qu'un amalgame a été fait avec le milieu homosexuel. Et encore, je n'aime pas ce terme qui ne veut rien dire. Disons que j'ai pu aller prendre des verres dans des bars. Bien sur, j'assume pleinement ce que je fais,- il ne manquerait plus que ça». Il n'arrête plus de parler maintenant, ce monologue à mi-voix a dû peupler ses nuits blanches. «Oui, c'est quelque chose qu'il faut que j'assume». L'enquête judiciaire a montré que l'accusation qui reposait sur le témoignage d'un mythomane était une manipulation d'un service de police. Mais jusqu'à présent aucune sanction n'a été prise, comme est restée inexpliquée la publication de son interrogatoire dans un journal flamand. On ne sait pas plus pourquoi quelques députés de Flandre se sont bruyamment mis à exiger sa démission, sans autre forme de procès. «Tout cela peut conduire des éléments à agir avec un sentiment d'impunité». Di Rupo ne veut plus y penser «le mal est fait». Mais n'arrive pas à s'en empêcher. «Il y a une tentative d'imposer une sorte d'ordre moral: le couple, deux enfants et un chien. Et si possible, éviter même une certaine liberté d'esprit».
Enfant, Di Rupo rêvait de «faire le ministre. Pour moi, cela représentait le sommet de la hiérarchie. Cela me semblait le seul moyen d'accéder à un certain degré de liberté».Il se souvient de sa mère, assise devant la télévision. «Je faisais physique et chimie à l'université. Pour elle, cela voulait juste dire que j'aurais un job hors de l'usine et une vie plus confortable». Elle regardait les débats entre personnalités politiques. «Elle ne comprenait pas ce qu'ils disaient. Elle regardait juste leur façon de se comporter et me disait que je n'avais pas à y aller». Di Rupo reconnaît qu'il n'imaginait pas que ce serait «si dur». «Mais je me dis que si tous ceux qui jouent les dégoûtés s'en vont, il ne restera que les dégoûtants». Et puis il sourit. Largement comme il sait le faire, métamorphosé d'un coup. «Vous savez, je viens d'inaugurer le festival du film d'amour à Mons. C'est moi qui l'ai crée, j'adore le cinéma». Il rajuste son éternel noeud papillon. «Cela fait fête, non?».
Jean Quatremer , Florence AUBENAS
Source : http://www.liberation.fr/portrait/1997/04/14/elio-di-rupo-vice-premier-ministre-belge-a-ete-victime-d-une-fausse-denonciation-pour-pedophilie-pud_202697
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