mercredi 20 novembre 1996

Le syndrome Dutroux menace le gouvernement belge. La demande de mise en accusation de deux ministres francophones pourrait faire éclater la coalition.

20 NOVEMBRE 1996 À 01:15

Benelux de notre correspondant
La demande de mise en accusation par la justice belge du vice-Premier ministre fédéral, Elio Di Rupo, et du ministre de l'Enseignement de la communauté francophone, Jean-Pierre Grafé, pour faits de pédophilie éveille désormais, dans une Belgique déjà déstabilisée par les scandales, le fantôme d'une crise de régime. Le cas d'Elio Di Rupo, chef de file des ministres socialistes et numéro 2 du gouvernement après le Premier ministre social-chrétien, Jean-Luc Dehaene, est perçu comme étant susceptible de faire éclater le gouvernement et de conforter l'opinion publique belge dans sa formidable défiance envers les institutions.

Hier, le président de la Chambre a annoncé la mise en place d'une commission spéciale qui décidera ou non de renvoyer Elio Di Rupo devant la Cour de cassation pour y être jugé. Cette procédure respecte formellement la présomption d'innocence de l'intéressé, mais on voit mal comment, dans le climat délétère belge où soupçons, rumeurs, délation et dysfonctionnements des services de l'Etat sont à l'ordre du jour, le vice-Premier ministre pourrait encore éviter de présenter sa démission.

Un pays traumatisé. Déjà, la presse flamande, qui avait révélé l'affaire ce week-end, réclame la tête du «charmant wonder boy» Di Rupo, tandis que les journaux francophones parlent, eux, de «chasse aux sorcières» ou du «retour de l'ordre moral». Car, dans un pays traumatisé depuis le mois d'août par les suites de l'affaire des enlèvements et meurtres de fillettes perpétrés par le pédophile Marc Dutroux et sa bande, la suspicion est générale. Il y a un mois exactement, 250 000 personnes ont participé à Bruxelles à la «marche blanche», une manifestation qui devait consacrer la solidarité des participants avec les parents des jeunes victimes des pédophiles. En réalité, le déferlement de la foule était généré par un rejet des institutions judiciaires et politiques, les Belges étant persuadés que des personnes haut placées, magistrats ou hommes politiques, protègent des réseaux de pédophiles et y participent. En fin de semaine dernière, les parents des fillettes assassinées ont été jusqu'à réclamer la démission du ministre de l'Intérieur et même menacé d'organiser une nouvelle manifestation dans la capitale, une «marche rouge de la colère» cette fois, si l'enquête n'avançait pas plus vite. Une telle annonce a fait frémir le monde politique belge tant la popularité des parents des victimes de Dutroux est grande dans le pays.

Dénonciations anonymes. Mais ce ne sont plus vraiment les bavures de l'enquête ayant permis à Dutroux de trop longtemps poursuivre ses agissements qui sont en cause. Les Belges veulent surtout «les noms des salauds qui ont abusé de nos enfants», comme le proclamaient, le mois dernier, les pancartes de manifestants devant le palais de justice de Bruxelles. L'appel à la délation a été très officiellement lancé, à la mi-octobre, par le juge d'instruction Jean-Marc Connerotte, peu avant qu'il ne soit dessaisi du dossier Dutroux pour «partialité». En demandant à la population, qui le considérait comme un héros national, de rapporter tout fait de pédophilie constaté en appelant un numéro vert, ce magistrat aux conceptions de travail toutes personnelles a sans doute amorcé la machine infernale sans que personne n'ose s'y opposer. Depuis, il pleut des coups de fil anonymes sur le réseau des télécommunications du pays et la gendarmerie a fait bonne moisson de témoignages en tous genres.

Ce sont justement plusieurs déclarations de jeunes garçons s'adonnant à la prostitution qui sont la cause des déboires des deux ministres francophones. Rien à voir avec l'affaire Dutroux, et il semble même que les faits qui pourraient être reprochés à Elio Di Rupo remonteraient à une période antérieure à sa nomination au gouvernement. Celui-ci tente désespérément de jouer la clarté et ne fait pas de mystère sur son homosexualité tout en rejetant farouchement toute accusation de pédophilie. «Aucun acte de ma vie privée n'a jamais porté atteinte à qui que ce soit.»

Pour ce fils d'immigrés italiens âgé de 45 ans, le scandale qui le touche est d'autant plus tragique qu'il pourrait bien briser une carrière exemplaire. Fringant, charmeur, arborant cheveux longs et noeud papillon, Elio Di Rupo faisait, il y a peu encore, l'objet de portraits élogieux dans les journaux belges. Lui, le gamin défavorisé de Mons, orphelin de père, avait accompli une percée fulgurante pour être nommé, en 1994, vice-Premier ministre, alors même que la perspective de devenir le numéro 1 de son parti semblait à portée de main. Pour le PS, saigné à blanc par d'innombrables scandales, la catastrophe est sans mesure. Elio Di Rupo avait justement été promu prince héritier du PS pour combler le vide laissé par son prédécesseur Guy Coëme. Celui-ci, impliqué dans le scandale des pots-de-vin Agusta, avait dû démissionner en janvier 1994 après que la justice eut demandé au Parlement sa mise en accusation devant la Cour de cassation".

EPHIMENCO Sylvain
Source: http://www.liberation.fr/monde/1996/11/20/le-syndrome-dutroux-menace-le-gouvernement-belge-la-demande-de-mise-en-accusation-de-deux-ministres-_187967

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