mercredi 27 novembre 1996

Dossier piégé...

Dossier piégé

« Le soir illustré » du mercredi 27 novembre 1996 pages 38 à 40

Dès le départ, nous ne le «sentions» pas, ce dossier. Une semaine de recherches ne nous a pas rassurés, au contraire: le dossier présenté par le procureur général de Bruxelles à la Chambre des Représentants semble bien être pourri.

- Celui qui accuse les ministres Jean-Pierre Grafé et Elio Di Rupo de pédophilie s'appelle Oliver Trusgnach. Depuis le 22 octobre dernier, il est en prison à Hasselt, pour avoir volé son ancien employeur, un restaurateur haut de gamme d'Hasselt. Ce jeune homme de 22 ans est bien connu dans les milieux homosexuels de la capitale où il passe pour un affabulateur. Et 'es diverses déclarations qu'il a faites à la police judiciaire de Bruxelles et à la BSR d'Hasselt sont en contradiction avec les informations que nous avons recueillies dans ces milieux.

- «J'ai rencontré Oliver pour la première fois dans le milieu gay d'Anvers en 1992. Il avait à l'époque 18 ans. C'est moi qui l'ai amené dans les boîtes homos de la capitale à la fin 1992», se souvient F. C'est précisément dans une de ces boîtes, «Le Garage», qu'Oliver va faire la connaissance de V. Ils se reverront chez ce dernier lors d'une soirée entre amis, pour fêter le réveillon, le 31 décembre 1992. Une courte relation va s'établir entre V et Oliver.

L'HOMOSEXUALITÉ COMME ASCENSEUR SOCIAL

- «Dans le milieu gay, précise V, les barrières sociales sont peu élevées. Un industriel peut sortir avec un ouvrier. Oliver voulait connaître mes amis comme JeanPierre Grafé et Elio Di Rupo. Il voulait fréquenter les gens socialement élevés». Rapidement, cette relation va s'arrêter. Oliver, charmant, poli, bien éduqué, a, à l'époque déjà, quelques tendances à la mythomanie. Ainsi, il se pare du titre d'Écuyer. Ce n'est qu'un début car plus tard, il distribuera son acte de naissance complètement bidon où il apparaît affublé du titre de prince. Mais cela fonctionnait manifestement puisqu'il a réussi l'exploit de se faire inviter au Te Deum du 21 juillet dans la basilique de Koekelberg! Il est vrai qu'il s'y faisait passer pour le vice-consul des Seychelles.

PREMIÈRE RENCONTRE

- Mais reprenons le fil du temps. C'est le 3 juillet 1993 lors d'une soirée au château du Karreveld à Molenbeek qu'Oliver Trusgnach fait la connaissance de Jean-Pierre Grafé. Elio Di Rupo, lui, n'est pas présent. Oliver est âgé à ce moment-là de 19 ans. Il est donc majeur. Dans ce petit milieu homo de la capitale, tout finit toujours par se savoir. S'il semble bien qu'Oliver et Jean-Pierre Grafé aient eu une relation, il n'y a jamais eu d'écho sur Elio Di Rupo.

- Mais pour Oliver, les choses vont commencer à mal tourner début 1995. Même s'il allait régulièrement à la messe et s'il prétendait qu'il allait entrer au séminaire, Trusgnach commence à voler plusieurs de ses amis. Il doit quitter la Belgique et voyage un peu partout en Europe. Il a Londres comme point de chute. En 1996, il revient au pays pour travailler dans un grand restaurant de Hasselt, où il commet un vol pour environ quatre millions au début du mois de juillet dernier. Ce n'est que le 22 octobre dernier que la BSR d'Hasselt parviendra à le coincer, sur base, semble-t-il, des déclarations de sa mère. Il va commencer à se «mettre à table». Mais avant d'en arriver là, il faut reprendre l'histoire d'Arthur. Celui-ci est désigné par le milieu gay de la capitale comme un informateur de la PJ de Bruxelles et plus particulièrement du commissaire Georges Marnette. Ce qui nous est confirmé de source judiciaire. C'est cet informateur qui a désigné Oliver Trusgnach comme un indic potentiel dans l'affaire Grafé - Di Rupo. Lorsque nous l'avons rencontré, Arthur a nié être cet informateur.

L'INFORMATEUR COINCÉ DEPUIS 1995

- Arthur a des ascendants arabes. pour des vols de cartes de crédit et pour des faits de prostitution. Lorsque nous l'avons interrogé sur ces éléments, Arthur, a préféré ne pas répondre. Il nous a cependant annoncé qu'au lendemain de notre rendez-vous, il préférait partir se mettre au vert à l'étranger.

- C'est, semble-t-il, sur base de déclarations d'Arthur qu'un dossier est ouvert le 6 septembre dernier sur des faits de pédophilie à charge.
«En septembre 1995, j'ai été arrêté à l'hôtel Hilton. J'avais demandé une chambre avec vue sur le Palais de Justice. Or, il s'y déroulait le procès du GIA. La PJ est intervenue en force et m'a interpellé pendant une dizaine d'heures».

- Selon Nicolas (un prénom de substitution comme pour Arthur), une personne qui connaît très bien
Arthur, «il m'a parlé de deux interrogateurs qui travaillaient sur Elio Di Rupo et qui lui demandaient s'il était homosexuel».
Aujourd'hui, Arthur ne s'en souvient plus. Mais cela signifierait qu'Elio Di Rupo est dans le collimateur de certains membres de la PJ de Bruxelles depuis plus d'un an.

- Selon le milieu gay de Bruxelles toujours, la PJ «tiendrait» Arthur d'Elio Di Rupo et de Jean-Pierre Grafé par la PJ de Bruxelles. Ce dossier, pour une raison inexpliquée, sera rapidement refermé. On sait qu'à l'époque, le commissaire Georges Marnette tentait par tous les moyens de «rentrer» dans les dossiers de pédophilie traités depuis l'arrestation de Marc Dutroux par Neufchâteau.
Avec l'arrestation d' Oliver Trusgnach par la BSR d'Hasselt, tout va s'accélérer. Arthur en est informé le jour même. Le commissaire Marnette en est prévenu. Oliver pourrait donner des informations sur Di Rupo. Mais Arthur dénonce également un trafic de cassettes vidéo pédophiles. Le parquet de Bruxelles rouvre un nouveau dossier.

GÉOMÉTRIE VARIABLE
- Dans sa première déclaration,faite le 22 octobre devant la BSR,Oliver Trusgnach explique qu'il a rencontré Elio Di Rupo une seule fois à l'âge de 19 ans, sans que cette rencontre n'ait un caractère sexuel. Le même jour, le commissaire Marnette prend contact avec le parquet de Hasselt pour interroger Trusgnach. 
Il le rencontrera pour la première fois le lendemain 23 octobre en compagnie de deux de ses hommes, mais ne rédigera pas de procès-verbal.

C'est le 24 que les deux hommes du commissaire Marnette revoient Oliver qui commence à charger Elio Di Rupo. Il le rencontre cette fois à 17 ans (il est mineur) et entretient avec lui des relations sexuelles pendant un mois.

Le 28 octobre enfin, entendu à nouveau par la BSR, Trusgnach abaisse encore l'âge auquel il dit avoir rencontré Elio Di Rupo (15 ans, en dessous de la «majorité sexuelle» cette fois) et allonge la période de leur relation (neuf mois). Il se lance également dans une description précise des types de rapports qu'ils auraient eu et dénonce «des partouzes avec des mineurs auxquelles M. Di Rupo aurait participé». Tout en ajoutant, parlant de ces rencontres spéciales:
«Je n'y ai moi-même pas assisté. Cela m'a été rapporté par des membres de la police judiciaire. Ils semblent intéressés surtout dans leur enquête par Di Rupo en raison de sa position actuelle».

- Quelque temps plus tard, le commissaire Marnette, mis à l'écart des enquêtes de Neufchâteau, claquait la porte et annonçait qu'il partait en vacances pour un bon mois.

DOSSIER «LÉGER»

- Le 15 novembre, poussé par quelques médias flamands qui disposaient de certains procès-verbaux émanant de la PJ de Bruxelles, le parquet de Bruxelles mettait à l'instruction le trafic de cassettes dénoncé à la PJ par Arthur mais confiait, fort curieusement, le dossier à la Gendarmerie. Cela donnait lieu aux perquisitions négatives du 15 novembre dernier. Les journaux flamands, relayés par Herman De Croo, mélangeaient le tout et, le lundi 18 novembre, le parquet général de Bruxelles transmettait le dossier à charge d' Elio Di Rupo et de Jean-Pierre Grafé aux différentes assemblées concernées. Celles-ci, fort sagement, demandaient à la cour de Cassation de poursuivre l'enquête avant de se prononcer sur un renvoi des deux ministres devant cette même cour de Cassation.

- La mère d' Oliver Trusgnach a encore déclaré, après avoir rencontré son fils en prison, que ce dernier lui avait confié son intention de se rétracter dès sa sortie de prison et d'expliquer ce qui l'a poussé à faire ce type de déclarations.

- Voilà donc pour les faits. Ils laissent pantois. Car les déclarations que nous ont faites certains gays de Bruxelles donnent du poids à la toute première déclaration d'Oliver Trusgnach pour laquelle aucune action judiciaire ne pouvait être entamée à l'encontre du vice-premier ministre. S'agit-il d'un contre-feu? C'est peu probable car ces personnes disposent, à l'appui de leurs dires, de documents et de photos. Trusgnach, pour sa part, affirme également disposer de preuves sous forme de documents et de photos. Mais il n'a pas voulu les fournir aux enquêteurs.

DEUX DOSSIERS DIFFÉRENTS

- On pourrait également penser que Trusgnach aggrave, au fil des auditions, ses accusations parce qu'il craque. On constatera cependant que c'est après la visite du commissaire Marnette et de deux de ses hommes que cela se passe. De même, dans les milieux judiciaires, on étudie actuellement la légitimité de l'apostille qui a permis au commissaire Marnette d'intervenir dans le dossier de Hasselt.

- D'autre part, c'est dans la précipitation et sous la pression de quotidiens flamands (qui, d'après Arthur, ont bénéficié de fuites émanant d'un membre du VLD, les libéraux flamands) que le parquet général de Bruxelles a transmis son dossier aux assemblées. Cela paraît fort léger. En effet, les personnes citées par Trusgnach que nous avons rencontrées nous ont affirmé ne pas avoir été interrogées par les autorités judiciaires, ni avant l'envoi des dossiers, ni depuis.

- Les dossiers concernant les deux ministres sont cependant différents. Les faits reprochés au ministre Grafé sont en effet plus graves. Pour Elio Di Rupo, on parle de viol sur un mineur de plus de 14 ans et de moins de 16 ans». On a vu ce qu'on peut en penser. Pour JeanPierre Grafé, par contre, les faits «pourraient être qualifiés de viols sur mineurs d'âge de plus de 10 ans». Dans le cas Grafé, et contrairement à Di Rupo, le procureur général de Bruxelles évoque encore l'article 377 du code pénal qui parle de l' «ascendance» ou de l' «autorité» que le coupable peut avoir sur une victime ou encore que le coupable ait «été aidé par une ou plusieurs victimes».

- Dans les milieux judiciaires, certains magistrats se déclarent «outrés» par ce dossier et craignent pour le futur des véritables et sérieuses enquêtes sur les réseaux de pédophilie qui se déroulent actuellement et qui touchent des proches du ministre Grafé. On aurait voulu pourrir le climat et discréditer ce type d'enquêtes qu'on ne s'y serait pas pris autrement.

Philippe Brewaeys.

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